À l’ombre de la terre 

 

En ce temps-là, le pays était à nouveau dans le malheur. 

Guerres invisibles mais non moins meurtrières, maladies fréquentes et l’affreuse fin non avec la belle vue du monastère où les moines gardent à la taille les clés des crânes, ni sur la colline aux cyprès ; mais dans la poussière au milieu des ordures et dans les sous-sols, morts non réclamés – avec de force les yeux grands ouverts pour la photographie et l’offre de récompense. Encore une autre faim et indigence d’âme sous le perpétuel ciel du monde. 

 

Dans l’éternité, c’est ce moment que choisit le Roi qui un jour descendit sur le marché, où se pressent le mensonge et l’imposture et les silencieuses voix du profit. Les guenillards s’écartèrent pour que passe l’escorte et que se tienne au centre la Majesté avec les pourpres. Celui-là, l’inspiré de Dieu, souleva haut trois fois les bras, emplissant chaque fois ses poings de diamants et de piastres, les secouant vers les nuages, signe, paraît-il, qu’il aimait les gens et le peuple et qu’il les leur offrait, les dispersant ainsi. 

 

Une horde hurlante s’élança, chacun injuriant et frappant l’autre pour en attraper le premier. 

Plus vite que les éclairs de la pluie furent cueillis les soudains éclats par terre, même la dernière pièce d’or qui roulait vers l’égout. 

 

Le défilé démarra des yeux du Roi pour le palais, avec devant le knout, qui s’était tu peu avant. 

Et parmi les chanceux du jour, les uns ont filé au plus vite, recroquevillés, vers leur masure, d’autres sont passés aux nécessités et aux bistrots ; mais certains dans le coin, n’ayant pas de part dans le rachat de leur vie, serrant les dents, pleuraient. 

 

Markos Meskos, Στον ίσκιο της γης 

Le Retour de l’Exilé

Séféris est né le 13 Mars 1900. Il a écrit ce poème en 1938, en trouvant son pays soumis à la dictature de Métaxas.


–Mon vieil ami, que cherches-tu ?

Exilé des années tu reviens

avec des images nourries

au-dessous de cieux étrangers

bien loin de ton pays à toi.

*

–Je cherche mon ancien jardin ;

les arbres m’en arrivent à la taille

et les collines semblent des murets

pourtant lorsque j’étais enfant

je m’amusais sur l’herbe

au-dessous des grandes ombres

et je courais sur les versants

de longs moments à perdre haleine.

*

–Mon vieil ami repose-toi peu à peu tu t’habitueras ;

ensemble nous irons gravir

les sentiers à toi familiers

ensemble nous reprendrons souffle

sous la coupole des platanes

peu à peu s’en viendront près de toi

et le verger et les versants.

*

–Je cherche mon ancienne maison

avec ses hautes fenêtres

obscurcies par le lierre

je cherche l’ancienne colonne

que regardait le marin.

Comment entrer dans cette bergerie ?

Les tuiles m’arrivent aux épaules

et aussi loin que je regarde

je vois des hommes à genoux

comme s’ils faisaient leur prière.

*

–Mon vieil ami, tu ne m’entends pas ?

peu à peu tu t’habitueras

c’est bien ta maison que tu vois

et à cette porte frapperont

d’ici peu tes amis et les tiens

pour te souhaiter la bienvenue.

*

–Pourquoi ta voix est-elle lointaine ?

Relève donc un peu la tête

que je comprenne ce que tu dis

comme tu parles ta stature

sans cesse va s’amoindrissant

comme si tu t’enfonçais dans la terre.

*

–Mon vieil ami, songes-y bien

peu à peu tu t’habitueras

ta nostalgie a créé

un pays inexistant aux lois

extérieures à la terre et aux hommes.

*

–Déjà je n’entends plus un son

a sombré même mon dernier ami

bizarre comme s’abaisse

tout alentour sans arrêt

ici sillonnent et moissonnent

des milliers de chars porteurs de faux.

*

Seferis

 

Je ne les trouve pas

– Je ne les trouve nulle part…

– Tu as demandé aux « objets trouvés » ?

– Mais je ne les ai pas perdus.

Je cherche des rêves nouveaux.

*

Hinitsa Argolide, Août 2009

Georgios Sgourdos, Στιχοπλοκίες της ξενιτιάς, 2010

Anciens amis, nouveaux remords

Un ami du vieux temps,

tant d’années écoulées,

rencontré dans la rue.

Deux étrangers de connaissance,

propos timorés,

et ensuite : « à plus ».

Promesse vide,

je ne le verrai plus.

Au demeurant nous nous convenions,

mais où le temps pour l’amitié ?

– quelle piteuse justification !

*

Genève, 9 Mars 2009

Georgios Sgourdos, Στιχοπλοκίες της ξενιτιάς, 2010

Cinq petits sujets

Manolis Anagnostakis, Μανόλης Αναγνωστάκης, est né le 10 Mars 1925. Voici une suite de poèmes ;  (les I, III, IV, V sont devenus des chansons : cliquez sur les liens des numéros pour les entendre).

 I

Au creux de ma solitude close

J’ai serré ton innocence enfantine

Dans ta présence innocente j’ai miré mon âme égarée

*

Nous qui nous sommes aimés. Nous

Qui toujours avons prié. Nous

Qui avons partagé notre pain et nos peines

*

Et moi au milieu de toi et de tous

II

Ombres muettes amarrées à l’escalier

Yeux troubles où des images marines sont gardées

Vagues à la douce angoisse sur l’échine si blanche

*

Nu je me suis coulé dans le sable mais je ne me suis pas soumis

Et toi qui me tenais si bien je ne t’ai pas uniquement aimée

Comme j’ai aimé les navires naufragés avec leurs noms lamentables

Les phares lointains, feux d’un horizon invraisemblable

Les nuits où seul je cherchais à trouver mon moi égaré

Les nuits où seul je traînais sans personne qui me prête attention

Les nuits où j’ai tué en moi chacune de mes anciennes illusions.

ΙΙΙ

Rues du passé que j’ai aimées, que j’ai haïes à l’infini

Je marche sous les ombres de vos maisons

Nuits des retours inéluctables et ville morte

Mon insignifiante présence, je la trouve au moindre endroit

*

Fais que je te rencontre, un jour, spectre perdu de mon désir

Et moi, oublié, indomptable, que je marche tenant

Encore une étincelle expirante dans mes paumes moites.

*

(Et j’avançais dedans la nuit sans

Que je connaisse personne, ni

Que personne ne me connaisse).

IV

Sous mes vêtements, plus de cœur d’enfant qui réponde

J’ai oublié l’amour qui n’est rien que l’amour

Nuit et jour à errer sans devant moi te trouver,

De l’éclair et du rêve horizon immaculé,

De ta fuite, j’ai senti mon sein se briser

*

De mon amour âme vagabonde

De mon désir lame inexorable

Maîtresse unique de ma pensée.

V

Joie, joie, chaleureuse chérie,

Chanson intarissable aux lèvres chimériques,

Entre mes bras nus idole je t’écrase,

Joie lointaine, comme la mer infinie

De ma recherche amère guenille coûteuse

Laisse que je crache, poison, ton existence menteuse

Laisse que je suscite mes souvenirs trépassés

(de ma jeunesse vague sans pitié).

*

Ô âme d’angoisse éprise !

*

Manolis Anagnostakis

Une nuit de plus

La Grèce voyage depuis des années dans la Grèce

en suivant le sang versé, gaspillé.

Des gouttes de sang coulent, gouttent dessous, dans l’Hadès.

Elles tombent sur les morts, les tués.

Ils changent de place, ne s’éveillent pas.

Juste, leur main se lève et montre le côté où

marchent les assassins.

La Grèce voyage depuis des années au milieu des assassins.

Une nuit de plus.

 

Takis Sinopoulos

Posthumus

Le 28 février à 23h20, dans la vallée de Tempi (Τέμπη), près de Larissa dans le Nord de la Grèce, sur la ligne Athènes-Thessalonique, un train interurbain est entré en collision avec un convoi de fret. Bilan : 57 morts, presque tous des jeunes étudiants, qui revenaient d’un week-end prolongé.

Il s’agit de la plus grave catastrophe ferroviaire jamais survenue en Grèce.

Le gouvernement se retranche derrière « l’erreur humaine ». Elle est avérée. Mais aucun système de sécurité, télécommandes, ou feux de circulation ne fonctionnaient. Cet état de fait a été maintes fois dénoncé par les employés, qui ont crié dans le désert leurs mises en garde… L’austérité imposée par les créanciers du pays, la corruption endémique, la privatisation ont une fois de plus frappé : les familles pleurent leurs morts. Mais les jeunes descendent aussi dans la rue pour dire leur colère : « ce n’était pas un accident, c’était un crime ».

Voici un poème que Socratis Giorgiadis, Σωκράτης Γεωργιάδης, a consacré à cette tragédie.

Τέμπη

Regarde-moi dans les yeux et dis-moi

que tu n’y es pour rien

perpétuellement irresponsable

aux moments de la crise.

*

Vois-moi

déchiqueté

dans ma collision avec la réalité

violente et inattendue

– celle que, tant d’années, méthodiquement et irrévocablement,

tu m’as construite.

Tu t’angoisses ?

*

Tâche à présent de tenir mes cendres dans tes mains

à l’instant où je me dissous,

sacrifice et encens en l’insondable ténèbre.

*

Moi j’étais

l’avenir que –

 

tragique et inconsidéré –

tu as dispersé

à la merci

de hontes nationales et de gredins meurtriers.

Tous ceux qui depuis des années

attentent sans répit

à mon âme et à mon corps,

qui me vendent

et t’achètent

– comme s’il n’y avait de demain pour personne d’autre.

*

Regarde au miroir et tu verras

le visage du tueur

la main du bourreau,

celui qui arme l’urne qui m’exécute.

*

Vois au fond de mes yeux une dernière fois :

dis-moi que tu ne vois pas, que tu n’as pas vu,

au sein des flammes qui me consumment,

la cendre de ta propre perte.

*

Silence et tends l’oreille :

le temps s’achève.

Si tu ne changes pas,

n’aie pas l’audace de demander de pardon.

*

Regarde-moi dans les yeux

alors que je me volatilise dans le grand vide.

Je te vois.

 

Socratis Giorgiadis

 

3 Mars 2023, protestation silencieuse de la jeunesse à Athènes.

Hélène (extraits)

Dans ce monologue, RITSOS met en scène celle qui fut la belle Hélène, devenue très vieille. Elle meurt juste après la fin du texte.

 

 

Oui, oui, — c’est moi. Reste un peu. Personne ne vient plus. Je suis près

d’oublier la parole. Et je n’en ai plus besoin. L’été approche, je crois ;

les rideaux frémissent différemment — ils ont quelque chose à dire, — des bêtises. L’un d’eux

sort déjà par la fenêtre, il tire, pour arracher les anneaux,

pour s’enfuir par-dessus les arbres — peut-être qu’il cherche en plus à tirer

la maison toute entière autre part — mais la maison résiste de tous ses angles

et avec elle moi aussi, même si je me sens, depuis des mois, délivrée

de mes morts et de moi-même ; et cette résistance,

incompréhensible, involontaire, étrangère, est la seule chose mienne — mon lien

avec ce lit, avec ce rideau ; — elle est ma peur, comme si je me retenais

de tout mon corps à cette bague à pierre noire que je porte à l’index. […]

*

Est désormais passé le temps des rivalités ; sont taris les désirs ;

peut-être à présent pouvons-nous regarder ensemble le même point de l’inanité

où, je coris, se matérialisent les seules justes réponses — certes indifférentes,

mais toujours tranquillisantes — notre nouvelle communauté, déserte, calme, vide,

sans remue-ménage et dissensions, — à juste attiser la cendre au foyer,

façonnant de temps à autre de belles et élancées urnes de cendre,

ou bien, assis sur le sol, à frapper la terre de paumes insonores.

*

Peu à peu les choses ont perdu leur sens, se sont vidées ; d’ailleurs,

ont-elles jamais eu un sens quelconque ? — distendues, creuses,

c’est nous qui les remplissions de paille ou de son, pour qu’elles prennent forme,

qu’elles se densifient, se solidifient, se tiennent — les tables, les chaises,

les lits sur quoi nous nous allongions, les paroles ; — de toute façon creuses

 

comme les sacs en toile, comme les filets des marchands ; —

même du dehors on distingue les produits qu’ils contiennent

pommes de terre, oignons, blé, maïs, amandes ou farine. […]

*

Aucun sens, donc, aux faits ou aux choses — de même pour les mots, encore que

par ceux-là nous dénommons tant bien que mal ce qui nous manque ou que

jamais nous n’avons vu — l’aérien, que nous appelons l’éternel ; —

mots innocents, captieux, consolants, équivoques toujours

dans leur exactitude revendiquée ; — quelle affligeante histoire,

en donnant nom à une ombre, en le disant la nuit sur notre couche

avec le drap remonté jusqu’au cou, et en l’entendant, de croire, insensés,

que nous gardons notre corps, qu’il nous garde, que nous nous gardons au monde. […]

*

Oh, notre dépaysement dans nos propres vêtements qui vieillissent,

au-dedans de notre propre peau qui se ratatine ; alors que nos doigts

ne peuvent plus serrer, tenir autour de notre corps

ne serait-ce qu’une couverture, qui se soulève seule, se disperse, s’enfuit, nous laissant

à découvert devant le vide. Et alors la guitare, pendue au mur,

oubliée depuis des années, aux cordes rouillées, commence à trembler

ainsi que le menton d’une vieille tremble de froid ou de peur, et il faut

que tu mettes ta paume sur les cordes, pour arrêter

leur frisson contagieux. Mais tu ne trouves pas ta main, tu n’as pas de main,

et tu entends au creux de ton estomac que c’est ton propre menton qui tremble.

*

 

Dans cette maison le vent est devenu lourd et inexplicable, peut-être

de par le naturel de la présence des morts. Un bahut

s’ouvre seul, sortent de vieilles robes, elles bruissent, se dressent,

circulent en silence ; deux cimiers mordorés demeurent sur le tapis ; une tapisserie

se sépare ; — nul ne paraît — et pourtant il est ; une cigarette

brûle seule au fond du cendrier avec de petite pauses ; — celui

qui l’a laissée là se trouve dans l’autre pièce, comme un peu embarrassé,

le dos tourné, regardant le mur, sans doute une araignée

ou une tache d’humidité, — ainsi, vers le mur, pour qu’on ne distingue pas

le renfoncement obscur au-dessous de ses pommettes saillantes.

*

Les morts ne nous font plus souffrir, — et elle est étrange — n’est-ce pas ? —

non pas tant pour eux, que pour nous, — cette familiarité neutre de leur part

avec un lieu qui les a rejetés et où ils ne s’impliquent pas

dans les dépenses de son entretien, ni dans le souci de son délabrement,

eux, accomplis et inchangés, seulement comme un peu plus âgés. […]

*

Tu peux partir maintenant. Il fait nuit. J’ai sommeil, — je veux fermer les yeux,

dormir, ne pas voir ni dehors ni dedans, oublier

la peur du sommeil et la peur du réveil. Je ne peux pas. Je me dresse en sursaut —

j’ai peur de ne pas me réveiller. Je reste en éveil, à entendre

le ronflement des servantes depuis le salon, les araignées sur les murs,

les cafards dans la cuisine, ou les morts qui inhalent

en inspirations profondes, comme s’ils pouvaient dormir, comme s’ils étaient apaisés.

Je perds aussi mes morts à présent. Je les ai perdus Ils s’en vont. […]

 

Yannis RITSOS, Η Ελένη, 1970

LE DERNIER DES SAMEDIS

 

Chut… désormais rien ; rien de blanc ou lisse désormais rien

D’enivrant, mélodieux, rien ; aucun nuage

Éclairé de l’arrière ni au moins une humaine compagnie

Quelque chose de lugubre, de défaillant, après que le jour de la Passion

S’est mis à verser lentement et à sombrer

*

Quelle âme s’en va donc, que l’air

Sente si fort et que je n’en puisse plus

*

Chut… dans l’obscurité personne ne sait ; excepté

Tout contre les galets, écoute, des coups surnaturels, comme de pêcheurs ou

De corps qui se glissent l’un dans l’autre alors que tremble, tout âme

L’éther

            et à l’improviste un astre trouve l’audace de frôler ton front

*

Tout en erreurs je pars ; baisers qui dessus moi restèrent

Et que sont beaux là-haut les cyprès

 *

Si beaux les événements au ciel qu’ils reprennent une nouvelle

Consistance. Les jacinthes des astres, les afflictions, les parfums

Et les autres sensations anciennes que tu perdis dans la matière du ciel

Les voici qui se redessinent : la pierre et le tombeau et le soldat

Les blancs voiles des femmes et le long défilé des injustement tués

*

Temps qui bien avant mes parents

M’avez fait orphelin sans que je trouve ailleurs soutien

 *

Chut… Mais personne, personne ne sait. Pas même le vent

Si c’est lui qui lorsque tu réfléchis t’affole. Par toi seul tu deviens croyable

Puisque

            tes mains étaient habituées à des vergers où

La mer se glisse et se retire emplie de petites fleurs

Le vent souffle, il souffle et le monde diminue. Il souffle

Il souffle et l’autre grandit ; la mort le flot pers et interminable

La mort le soleil sans couchers.

 

ELYTIS, ΤΑ ΕΛΕΓΕΙΑ ΤΗΣ ΟΞΩΠΕΤΡΑΣ

Couleurs d’un couchant passé

Couleurs d’un couchant passé, parfum sans émotion

Signes vides d’une entaille qui marque ta plaie

La façon dont tu t’éveilles dans cette angoisse

un souvenir de sacrifice.

*

Un cri de souffrance en première ligne de chaque bataille

Une mère le nouveau-né dans le coin avec les ruines

Les soldats vaincus

Les prisonniers de guerre passaient en files infinies sans nom

La lettre que tu n’attendais plus ; tu as été parti tant de temps en province.

*

Pourtant moi je ne crains pas le vent qui entre par les fenêtres brisées

J’ai cherché une végétation nouvelle en des contrées inexplorées

Pour entendre auprès une voix, non pas les cris froids

dans des rues inconnues.

Manolis Anagnostakis, ΕΠΟΧΕΣ 3, 1951