Chanson du Frère mort

La Chanson du Frère mort est très ancienne, chantée un peu partout en Grèce et dans les Balkans. La version ci-dessous vient d’Épire. D’après les chercheurs, l’échelle pentatonique utilisée par les interprètes traditionnels de ce répertoire remonte à l’Antiquité. On peut entendre ici une version de ce chant, et écouter le texte ici.


Une mère avec neuf fils et leurs neuf épousées,

avait aussi son Areti, sa seule fille,

sa fille unique, la tant-aimée.

Elle avait douze ans et jamais le soleil ne la voyait.

Aux ténèbres elle la baignait, au clair de lune elle la peignait,

Sous les astres et l’étoile du matin elle nattait ses cheveux.

On la demanda en mariage, bien loin à l’étranger.

Les huit frères ne voulaient pas et sa mère ne voulait pas.

Kostas, le plus jeune, veut qu’elle la donne.

– Ma mère, donnons Areti à l’étranger,

à l’étranger où je m’achemine, à l’étranger où je m’en vais,

pour que j’aie moi aussi consolation, pour que j’aie moi aussi un foyer,

et si nous partons nous exiler, que nous ne nous sentions pas étrangers. »

– Tu es sage, Konstantis, mais tu réponds mal !

Mon fils, si me vient la mort, si me vient, mon fils, la maladie,

et s’il m’arrive amertume ou joie, qui viendra m’amener ma fille ? »

– Je fais juge le ciel et les saints martyrs,

s’il t’arrive amertume ou joie, moi je te l’amènerai,

par trois fois l’été et l’hiver par cinq fois !

Et on donna Areti bien loin à l’étranger.

Et quand on a marié Areti à l’étranger,

sont venues les années bissextiles, amères, empoisonnées,

sont venus les mois mauvais et les noires semaines :

ont trépassé les neuf fils et leurs neuf épousées.

La mère est restée toute seule comme un roseau sur la plaine.

Sut toutes les tombes elle pleurait, sur toutes elle se lamentait.

Sur la tombe de Konstantis, elle s’arrachait les cheveux :

– Maudit sois-tu, Konstantis, et maudit par trois fois,

toi qui m’as fait donner Areti bien loin à l’étranger !

La promesse que tu m’as faite, quand est-ce que tu la tiendras ?

Tu as fait juge le ciel et les saints martyrs,

s’il m’arrive amertume ou joie, que tu vas me l’amener ! »

De la triple malédiction et de la lourde imprécation,

le sol s’est ébranlé et Konstantis est sorti.

Il jette la pierre d’un côté, la terre de l’autre,

il se fait du nuage un cheval, de l’astre un harnais

et de la lune une compagnie pour aller chercher sa sœur.

Il prend les monts derrière lui et les montagnes devant,

il a passé bien des rivières et des champs avec des fleurs.

En chemin là où il allait, en chemin là où il va,

il suppliait et disait, il supplie et il dit :

– Que je trouve Areti là où elle danserait.

De trois lignes serait la danse et Areti dans le milieu.

Et tout comme il a supplié, c’est ainsi qu’allant il l’a trouvée :

De trois lignes était la danse et Areti dans le milieu.

Il la salue de loin et il lui dit de près :

– Viens ma sœur, partons pour aller chez notre mère !

– Hélas mon frère chéri, quelle heure est celle-ci ?

Mon Kostas, si tu es venu pour le bonheur, que je vienne comme je suis,

Si tu es venu pour la consolation, que je me mette en noir…

– Viens Areti, qu’on parte, et reste comme tu es.

Il fait baisser son cheval, il la met en croupe.

Il cravache son cheval et se met en chemin.

Sur le chemin où ils allaient des petits oiseaux gazouillaient.

Ils ne gazouillaient pas en oiseaux et ni en hirondelles,

ah non, ils gazouillaient pour dire des paroles humaines :

– Voyez donc là ce qui se passe, grande bizarrerie,

que les vivants se promènent avec les trépassés !

Et Areti, comme elle a entendu, très intriguée :

– Tu as entendu, cher Konstantis, ce que disent les petits oiseaux ?

– Petits oiseaux ils sont et ils gazouillent, petits oiseaux ils sont et laisse-les dire !

Par là où ils allaient, d’autres oiseaux encore leur disent :

– Qui a vu une belle fille que tire un trépassé ?

Par là où ils passaient d’autres oiseaux encore leur disent :

– Ce n’est pas crime et injustice, grande bizarrerie,

que se promènent les vivants avec les trépassés ?

– Tu as entendu, cher Konstantis, ce que les petits oiseaux disent ?

Que les vivants se promènent avec les trépassés ?

– On est en Avril, ils babillent, et en Mai ils font leur nid.

– Mon Kostas, tu sens la terre, tu sens les mottes de terre.

J’ai peur, mon frère chéri, tu sens l’encens.

– Hier soir, on est allé là-bas à Saint-Jean

et le pope nous a encensés avec excessivement d’encens.

Et plus loin où ils allaient, encore d’autres oiseaux leur disent :

– Vois donc ce miracle damné qui se passe en ce monde,

une si ravissante mignonne que tire le trépassé !

Areti a encore entendu et son cœur s’est fendu :

– Tu as entendu, cher Konstantis, ce qu’ils disent, les petits oiseaux ?

– Areti, laisse les oiseaux, qu’ils disent ce qu’ils veulent.

– Dis-moi, où est ta beauté, où sont ta fière allure,

et tes blonds cheveux et ta belle moustache ?

– Je suis tombé malade il y a longtemps et mes cheveux sont tombés.

Là tout près, là  à côté, ils s’approchent d’une église.

Konstantis se tourne alors et il dit à sa sœur :

– J’ai oublié mon mouchoir derrière le Saint-Autel.

Pars devant, mon Areti, et moi je viens derrière !

Il frappe lourdement le cheval et disparaît devant elle.

Et Areti entend la dalle qui roule, la terre qui gronde.

Et elle se met en route et va toute seule à la maison.

Elle voit son jardin dénudé, les arbres flétris,

elles trouve devant sa porte des mauvaises herbes grandies,

elle voit le baumier sec, la girofle noircie,

elle voit aussi le basilic tout recroquevillé,

elle trouve la porte close et les clés enlevées,

et les fenêtres lourdement bouclées.

Elle frappe fort à la porte, les fenêtres grincent.

Elle a appelé sa mère, elle appelle sa mère.

– Qui es-tu, toi qui frappes et qui cries « mère » ?

Si tu es une amie passe ton chemin, si tu es ennemie, pars de chez moi.

Et si tu es ce Charon d’amertume, je n’ai pas d’autres enfants,

et ma pauvre Aretoula est au loin à l’étranger.

– Lève-toi maman, lève-toi, ma douce mère !

– Qui est-ce qui frappe chez moi et m’appelle mère ?

– Ouvre, ma douce mère, c’est moi qui suis ton Areti.

– Mon Areti, qui t’a amenée et qui viendra te prendre ?

– Kostas, là où il m’a amenée, c’est lui qui viendra m’emmener !

– Mon Kostas est mort et aussi tous mes enfants,

Charon me les a pris avec leurs épousées…

Elle est descendue, elles se sont étreintes et elles sont mortes toutes les deux.

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