Dans ce monologue, RITSOS met en scène celle qui fut la belle Hélène, devenue très vieille. Elle meurt juste après la fin du texte.
Oui, oui, — c’est moi. Reste un peu. Personne ne vient plus. Je suis près
d’oublier la parole. Et je n’en ai plus besoin. L’été approche, je crois ;
les rideaux frémissent différemment — ils ont quelque chose à dire, — des bêtises. L’un d’eux
sort déjà par la fenêtre, il tire, pour arracher les anneaux,
pour s’enfuir par-dessus les arbres — peut-être qu’il cherche en plus à tirer
la maison toute entière autre part — mais la maison résiste de tous ses angles
et avec elle moi aussi, même si je me sens, depuis des mois, délivrée
de mes morts et de moi-même ; et cette résistance,
incompréhensible, involontaire, étrangère, est la seule chose mienne — mon lien
avec ce lit, avec ce rideau ; — elle est ma peur, comme si je me retenais
de tout mon corps à cette bague à pierre noire que je porte à l’index. […]
*
Est désormais passé le temps des rivalités ; sont taris les désirs ;
peut-être à présent pouvons-nous regarder ensemble le même point de l’inanité
où, je coris, se matérialisent les seules justes réponses — certes indifférentes,
mais toujours tranquillisantes — notre nouvelle communauté, déserte, calme, vide,
sans remue-ménage et dissensions, — à juste attiser la cendre au foyer,
façonnant de temps à autre de belles et élancées urnes de cendre,
ou bien, assis sur le sol, à frapper la terre de paumes insonores.
*
Peu à peu les choses ont perdu leur sens, se sont vidées ; d’ailleurs,
ont-elles jamais eu un sens quelconque ? — distendues, creuses,
c’est nous qui les remplissions de paille ou de son, pour qu’elles prennent forme,
qu’elles se densifient, se solidifient, se tiennent — les tables, les chaises,
les lits sur quoi nous nous allongions, les paroles ; — de toute façon creuses
comme les sacs en toile, comme les filets des marchands ; —
même du dehors on distingue les produits qu’ils contiennent
pommes de terre, oignons, blé, maïs, amandes ou farine. […]
*
Aucun sens, donc, aux faits ou aux choses — de même pour les mots, encore que
par ceux-là nous dénommons tant bien que mal ce qui nous manque ou que
jamais nous n’avons vu — l’aérien, que nous appelons l’éternel ; —
mots innocents, captieux, consolants, équivoques toujours
dans leur exactitude revendiquée ; — quelle affligeante histoire,
en donnant nom à une ombre, en le disant la nuit sur notre couche
avec le drap remonté jusqu’au cou, et en l’entendant, de croire, insensés,
que nous gardons notre corps, qu’il nous garde, que nous nous gardons au monde. […]
*
Oh, notre dépaysement dans nos propres vêtements qui vieillissent,
au-dedans de notre propre peau qui se ratatine ; alors que nos doigts
ne peuvent plus serrer, tenir autour de notre corps
ne serait-ce qu’une couverture, qui se soulève seule, se disperse, s’enfuit, nous laissant
à découvert devant le vide. Et alors la guitare, pendue au mur,
oubliée depuis des années, aux cordes rouillées, commence à trembler
ainsi que le menton d’une vieille tremble de froid ou de peur, et il faut
que tu mettes ta paume sur les cordes, pour arrêter
leur frisson contagieux. Mais tu ne trouves pas ta main, tu n’as pas de main,
et tu entends au creux de ton estomac que c’est ton propre menton qui tremble.
*
Dans cette maison le vent est devenu lourd et inexplicable, peut-être
de par le naturel de la présence des morts. Un bahut
s’ouvre seul, sortent de vieilles robes, elles bruissent, se dressent,
circulent en silence ; deux cimiers mordorés demeurent sur le tapis ; une tapisserie
se sépare ; — nul ne paraît — et pourtant il est ; une cigarette
brûle seule au fond du cendrier avec de petite pauses ; — celui
qui l’a laissée là se trouve dans l’autre pièce, comme un peu embarrassé,
le dos tourné, regardant le mur, sans doute une araignée
ou une tache d’humidité, — ainsi, vers le mur, pour qu’on ne distingue pas
le renfoncement obscur au-dessous de ses pommettes saillantes.
*
Les morts ne nous font plus souffrir, — et elle est étrange — n’est-ce pas ? —
non pas tant pour eux, que pour nous, — cette familiarité neutre de leur part
avec un lieu qui les a rejetés et où ils ne s’impliquent pas
dans les dépenses de son entretien, ni dans le souci de son délabrement,
eux, accomplis et inchangés, seulement comme un peu plus âgés. […]
*
Tu peux partir maintenant. Il fait nuit. J’ai sommeil, — je veux fermer les yeux,
dormir, ne pas voir ni dehors ni dedans, oublier
la peur du sommeil et la peur du réveil. Je ne peux pas. Je me dresse en sursaut —
j’ai peur de ne pas me réveiller. Je reste en éveil, à entendre
le ronflement des servantes depuis le salon, les araignées sur les murs,
les cafards dans la cuisine, ou les morts qui inhalent
en inspirations profondes, comme s’ils pouvaient dormir, comme s’ils étaient apaisés.
Je perds aussi mes morts à présent. Je les ai perdus Ils s’en vont. […]
Yannis RITSOS, Η Ελένη, 1970